Son nom s’était affiché dans sa boîte mail.
Il était 10h53 précisément. L’air était moite en cette journée de
juillet.
Avant même d’ouvrir le courriel, il avait fait un bon de 20 ans dans
le passé.
Il était à nouveau dans la bibliothèque universitaire. Il la voyait,
assise à sa table de travail, ses cheveux épais s’échappant du stylo qui les
retenait. L’air sérieux, les sourcils un peu froncés. Elle couvrait ses
feuilles de formules mathématiques.
Sa chance avait été qu’il connaissait le jeune homme avec qui elle
travaillait. Un moyen facile de discuter. Il se demandait quel était leur lien.
Assez rapidement il comprit qu’ils étaient juste camarade d’amphi et
révisaient pour leurs examens approchants.
Etudiant en physique et chimie, en dernière année, il n’eut aucun mal
à la convaincre qu’il pouvait lui donner quelques cours de soutien pour les
examens du semestre.
C’est ainsi qu’ils avaient commencé à se retrouver un jour sur deux.
A la bibliothèque d’abord. Puis, par commodité chez l’un ou chez
l’autre.
Chacun habitant encore chez ses parents, ces séances n’étaient pas
propices aux rapprochements.
Et de plus, il ignorait totalement s’il l’intéressait ou s’il elle ne
souhaitait qu’améliorer ses connaissances en mécaniques des fluides.
Il la surprenait à rougir par moment et quelquefois à se mordre la
lèvre. Mais elle avait l’air tellement préoccupée par ses révisions, qu’il ne
voulait pas la perturber.
Il était là, 20 ans plus tard, assis dans son bureau. A lire et relire
son nom sur l’écran.
20 ans.
Elle devait être mariée, mère, ou encore divorcée. Ou peut-être
totalement seule.
Non pas seule. Elle était plutôt sociable dans ses souvenirs.
Peut-être avait-elle épousé ce type qu’elle avait rencontré à
l’université ?
Il n’osait pas ouvrir l’émail. Il s’intitulait sobrement
« personnel ».
En l’ouvrant, il lut, et relut ces quelques mots accrochés sur son écran.
Comme une bouteille à la mer, elle se demandait si c’était lui.
Elle resituait leur rencontre. Lui rappelait qu’elle avait été son «
élève » pour quelques cours, et le félicitait sur la richesse de son
parcours professionnel.
Et elle terminait en s’excusant s’il n’était pas le bon destinataire.
Il avait souri en lisant cela car ça lui rappelait la jeune étudiante
sérieuse et polie qu’il avait connue.
Il n’avait répondu que le lendemain. En rentrant chez lui, il avait
encore relu ces quelques mots tout simples.
Devait-il lui proposer de la revoir ? Etait-ce raisonnable ?
Certes 20 ans avaient passé. Et il était marié depuis 16 ans, père de
famille.
Mais il se souvenait très bien n’avoir absolument pas été insensible à
son charme.
Il se souvenait parfaitement des sentiments grandissants qu’il avait
eus pour elle.
En 20 ans, elle avait pu changer.
Terriblement.
Mais, tout de même, bien que n’ayant jamais eu l’occasion de lui dire,
il avait été très amoureux.
Il prit quand même le risque de lui répondre.
Le lendemain.
Il était ravi de la lire, et lui proposa même un déjeuner rapidement,
car ils travaillaient visiblement tout près l’un de l’autre.
Son retour ne se fit pas attendre.
Elle était visiblement ravie de le lire, de l’avoir retrouvé et irait
déjeuner avec lui avec plaisir.
Quels emails de plus, pour parler avec tendresse de leur passé
d’étudiants, et ils convinrent de se retrouver pour déjeuner deux jours plus
tard.
Il viendrait à elle.
Depuis des années, elle se demandait ce que devenait ce garçon. Puis,
par le plus grand des hasards, ce réseau professionnel lui suggérait de
l’ajouter.
Elle n’en cru pas ses yeux. Sa photo était bien trop petite, mais au
regard des expériences détaillées sur son profil, cela ne pouvait être que lui.
Sa curiosité avait pris le dessus. Elle lui avait envoyé un email.
Un simple email pour prendre de ses nouvelles, intitulé
« personnel ». Après tout, c’était son adresse professionnelle, il
valait mieux être prudent.
Elle avait patienté une journée entière, pensant même que ce n’était
pas lui.
Au final, sa réponse l’avait enchantée. Travaillant tout près, il lui
avait proposé de déjeuner prochainement.
Ils devaient se voir deux jours plus tard.
Une brasserie parisienne classique. Quelques tables en terrasse, et
avec ce temps clément, ils décidèrent de déjeuner dehors.
Elle n’avait pas beaucoup changé, le même sourire. Certes, habillée
comme une femme de 41 ans, mais elle avait gardé ce charme juvénile. Il avait
souri en la voyant retirer le crayon qui retenait ses cheveux, quand elle était
arrivée au restaurant.
D’emblée il avait vu son alliance, et comprit que sa première
hypothèse était la bonne. Une femme comme elle ne pouvait qu’être mariée.
Elle parlait se son travail. Visiblement, elle avait gravi les
échelons petit à petit, gérait sa petite équipe, et semblait ravie. Elle
enchainait sur ses enfants. Deux garçons, deux préados. Elle avait du fil à
retordre avec le deuxième qui, visiblement, préférait s’enfermer dans sa
chambre à jouer de la musique plutôt que travailler ses cours.
Il l’écoutait, la regardait, ne pouvait pas manger. Ce qu’il avait
redouté se produisait très clairement. Il était submergé par les sentiments
qu’il avait eus pour elle vingt ans plus tôt.
Incompréhensible. Il aimait pourtant sincèrement sa femme et ses
filles.
Donc pourquoi voulait-il que le temps s’arrête, là de suite, pour
partir avec elle ?
Et pourquoi ne parlait-elle pas de son mari ? L’alliance à sa
main gauche ne pouvait que laisser penser qu’un homme vivait à ses côtés…
Elle parlait, racontait, riait… Elle avait rajeuni de vingt ans. Son
assiette ne bougeait pas. Elle le regardait. Il n’avait pas vraiment changé.
Quelques rides au coin des yeux peut-être, mais visiblement, il n’avait pas
lâché le sport. Il avait conservé son allure athlétique.
Visiblement, le brillant étudiant en chimie n’avait pas chômé.
L’entreprise dans laquelle il travaillait depuis dix-huit ans était
propriétaire de plusieurs brevets, et lui avait vu ses responsabilités prendre
une dimension internationale ces huit dernières années.
Cela impliquait de nombreux déplacements à l’étranger, un emploi du
temps
chargé, mais on lisait la
passion dans ses yeux quand il en parlait. Il était marié, et papa de deux
filles. La plus âgée avait fini sa première année d’école d’ingénieur.
Les chiens ne font pas des chats.
Il avait donc une fille étudiante.
Elle le fit sourire en lui demandant si sa fille prenait des cours
avec un étudiant « un peu plus âgé qu’elle », comme eux, à l’époque…
En toute franchise, il l’ignorait.
Mais en ironisant de la sorte, elle lui permettait de remonter le
temps et d’évoquer ses souvenirs.
Alors, il lui dit ce qu’il n’avait pas eu le courage de lui dire à
vingt-trois ans.
Il lui révéla qu’à l’époque, ces cours n’avaient été qu’un prétexte
pour la voir car il avait littéralement fondu pour elle lors de leur première
rencontre, à la bibliothèque.
Certes, il aimait la chimie, il en avait fait son métier, mais c’est
surtout la voir qui l’intéressait.
Elle souriait en l’écoutant. Qu’il était doux de se rappeler de ces
moments. De ces après-midis studieux où elle le regardait réfléchir. Où elle
fixait sa mâchoire qui se serrait chaque fois que l’énoncé semblait un peu
compliqué.
Il craquait sur elle, comme on disait à l’époque. Comment n’avait-elle
rien vu ?
Lorsqu’elle lui avoua qu’elle révisait avant de le retrouver tant elle
souhaiter l’impressionner, il tomba des nues.
Il avait été persuadé de n’être qu’on bon « copain » de fac
pendant tous ces mois.
Le temps s’était un peu suspendu au-dessus d’eux pourtant l’heure
tournait, et chacun devait reprendre ses activités professionnelles.
Ils convinrent de se revoir la semaine suivante, tant ils avaient de
choses à se raconter, de souvenirs à évoquer.
Mais vu la façon sont ses sentiments étaient remontés à la surface, il
fut pris d’une certaine crainte à l’idée de ce second déjeuner.
Il décida avec lui-même que ce serait l’ultime. Il n’avait pas envie
de complétement chambouler son existence, comme il se doutait qu’elle le
serait, s’ils se revoyaient davantage.
Au moment de la quitter, il s’aperçu qu’elle n’avait pas parlé de son
mari.
De retour à son bureau, elle jouait avec son alliance. Comme elle
avait noté la sienne, il avait dû la remarquer.
Des semaines qu’elle pensait qu’il serait préférable de la retirer.
Mais, elle avait peur ce que cela impliquerait, de devoir expliquer la
situation au bureau.
Dire que son mari l’avait quitté pour un homme. Trop difficile à
accepter. Il avait attendu qu’elle dépasse gentiment la quarantaine pour
remettre en question toute sa condition de femme.
Merci du cadeau. Elle aurait préféré un sac à main.
Elle décida qu’elle évoquerait sa situation au prochain déjeuner. Par
honnêteté.
Puis, elle replongea dans ses souvenirs étudiants.
Sa réunion de l’après-midi ne parvenait pas à capter son attention.
Elle se revoyait sur les bans de la fac, près de lui, à écouter ses conseils.
Comment n’avait-elle pas vu, à l’époque, qu’il lui plaisait ? Il
plaisait à toutes les filles de la fac. Du moins toutes celles qui étaient en
chimie.
Elle ne faisait pas exception.
Alors quand ils avaient commencé à se voir pour réviser, cela avait
fait parler…
Mais elle était loin de s’imaginer que la petite étudiante qu’elle
était pouvait l’intéresser.
Que ce bond dans le passé était rafraichissant, après toutes les
épreuves de ces derniers mois.
La semaine suivant mit un temps fou à arriver. Il avait répété, dans
sa tête, ce qu’il devait lui dire. Qu’il fût préférable que ce déjeuner soit le
dernier. Que par honnêteté pour leurs conjoints respectifs etc etc… Il avait
l’estomac noué. Et ça ne s’arrangea pas quand elle arriva. Elle portait cette
fois une robe rouge d’été, légère.
Elle l’accueilli avec le sourire de ses vingt ans.
Ce fut elle qui commença. Elle jouait nerveusement avec son alliance,
et commença à expliquer comment sont amour de jeunesse l’avait quittée,
quelques semaines avant son quarante et unième anniversaire. Pour un homme.
Elle revint sur cet épisode avec une certaine force. Elle n’avait pas
parlé de cela avec autant de recul depuis longtemps. Elle lui dit que certains
signes l’avaient alertée… Elle dit tout ce qu’elle ‘avait pu exprimer à leurs
proches qui, ne purent cacher leur stupéfaction à l’annonce de la nouvelle.
Il l’écoutait.
Il n’en revenait pas. Il se rappelait parfaitement de cet étudiant. Il
avait assisté au début de leur histoire avant de quitter la fac pour la vie
active.
Ainsi, elle l’avait épousé.
Puis il était parti, pour un homme.
Il la regardait jouer avec son alliance. Et lui jouait avec la sienne.
Elle était libre. Seule. Et toujours aussi belle.
Qu’en était-il de sa résolution à faire que ce déjeuner soit le
dernier ?
Elle était seule.
La phrase trottait dans sa tête comme le refrain d’une chanson.
Elle était seule.
Elle était toujours aussi belle.
Et son alliance tournait autour de son doigt.
« Tu prends un dessert ? »
Elle dut répéter sa question pour le sortir de ses pensées.
Un dessert ? Bonne question.
Vassilia
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